OU EST L'AMOUR DANS LA PALMERAIE un film de Jérôme Le Maire
Une palmeraie, une oasis bien délimitée, en plein désert, plus ou moins 15 kilomètres de long et 20.000 habitants. L’environnement, le lieu sont filmés dans toute leur beauté, sans accentuation stylistique mais comme, pour chaque fois, montrer un décalage entre un paysage somptueux et la misère d’y vivre, la distance entre le rêve et la réalité. L’analogie avec l’oasis peut évoquer toutes sortes de luxuriances mais, surtout, une palmeraie est une sorte d’île entourée de sable, où la tradition, coupée de toute modernité, de toute influence urbaine, subsiste comme la seule raison, la seule organisation.
Jérôme et sa famille (une compagne, deux enfants) sont en rupture de vie à l’occidentale, sont venus s’installer là sans plan précis autre que le désir de vivre autrement.Et de voir venir. Après deux ans, plus ou moins bien intégré, et ayant bien observé les coutumes et l’organisation du vivre ensemble dans ce microcosme socioculturel, il décide de mener une enquête sur la différence la plus flagrante qui leurs manières d’être occidentales et celles des indigènes : la relation entre les sexes, les échanges entre hommes et femmes. Ce qu’il commence de façon peut-être un peu improvisée, l’une ou l’autre conversation où, mis en confiance, il se risque à poser des questions « dérangeantes » par rapport aux règles de vie, va se systématiser en une sorte de reportage au long cours dans la palmeraie. Il aborde les gens, les hommes et les femmes, avec la même question : « où est l’amour dans la palmeraie ? » Du constat que les hommes et femmes sont séparés, que les couples ne se manifestent aucun signe d’affection, il se demande si l’amour existe entre eux, quelle est la place pour ce sentiment dans leurs relations. (Au passage, soulignons qu’à ma connaissance, aucun marocain débarquant « chez nous » et découvrant que nos mœurs diffèrent des siennes n’a réalisé un reportage sur la question.)
La question est balancée hyper naïvement, que ça en devient parfois irritant, que ça ne représente certainement pas une enquête sérieuse, scientifiquement valable. Mais le document n’est pas mal foutu, restitue bien les atmosphères (fruit tout de même d’une réelle immersion, les lieux de vie, de passages sont bien filmés, avec leur âme), et informe sur la manière dont fonctionne le dialogue, la confrontation entre marocains et occidental sur cette question, tout aussi bien sur ce qu’il ne faut pas faire dans ce genre d’échanges.
Alors, des choses énormes ressortent : ce patriarche qui répond à la question « comment avez-vous choisi votre femme », tout simplement « mais comme tu choisis une marchandise ». Au-delà du propos, ce qu’il faut encaisser est que c’est énoncé sans provocation, je dirais même sans intention de dévaluer qui que ce soit. C’est normal. Et si on lui demande si la marchandise a donné satisfaction, cela laisse la place à des rires grivois, comme chez nous quand on cherche à savoir « si celle-là est bonne ».
Avec un informateur un peu marginal, un peu poète, il observe la zone d’échanges cachés, comment les hommes et les femmes rentrent en contact, cherchent à se connaître, à se choisir pour contourner un tant soi peu le mariage traditionnel qui s’effectue par transaction sans que les futurs époux n’apprennent à se connaître, laissant parfois la jeune mariée face à un monde inconnu angoissant.
Il filme bien ces lieux où l’on peut rencontrer des filles, essayer de leur parler, près de l’eau, à certains endroits dans les champs. Les garçons qui rôdent à vélo sur les sentiers. Les moments festifs où les jeunes se rassemblent autour du dompteur de serpent pour se regarder, échanger des signes, essayer de se joindre, toujours en repérage. En défiant l’interdit : les aventures connues sont sévèrement punies. La difficulté, dans ce contexte, de rencontrer réellement « l’âme sœur » et le risque alors de rester seul.
Beaucoup diront que l’amour n’existe pas dans la palmeraie, la vie est y trop pauvre, trop dure, sans perspective, confinée dans un groupe restreint. Certains entendront par amour autre chose que le sentiment qui unit un couple, plutôt ces endroits où l’argent paie les filles. Mais là aussi, c’est hors de la palmeraie !
Ce qui est plus surprenant c’est que le réalisateur revient plusieurs fois sur le fait qu’en Belgique on peut se connaître avant de se marier (on n’est même pas obligé de se marier) et en vient un peu lourdement à opposer un bon et un mauvais système jusqu’à déclarer quelque chose du genre : chez nous tout le monde vit avec l’amour, heureux ! Ca s’est quand même pousser un peu loin le vieux réflexe colonisateur qui amène les bienfaits de la civilisation aux arriérés ! La solitude, le manque d’amour, le mépris de la femme, les mariages tristes et malheureux existent chez nous. C’est trop simpliste. Une chose est de condamner la condition féminine dans telle société traditionnelle, une autre de déclarer que nous connaissons le meilleur système matrimonial !
Le documentaire mérite de ne pas s’arrêter à ses maladresses : il est très riche pour alimenter le débat sur l’interculturalité et il montre de manière remarquable, toute simple, mais véridique, des comportements, des sentiments, des tournures d’esprit, des faits et gestes quotidiens de la palmeraie. Le coup d’œil est précieux.
Pierre Hemptinne (La Médiathèque)