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La mort entre les murs

Mercredi 18 Avril 2012

La main au-dessus du niveau du cœur, de Gaëlle Komàr

Le minutieux et fatal engrenage d’une chaîne de production au sein d’un abattoir moderne, ausculté par une caméra qui garde la distance pour mieux appréhender une zone « d’inhumanité industrieuse » qui s’arrange bien des « oublis » de nos « consciences d’occidentaux civilisés »…

Région de Droixhe par un petit matin blême. Au sein d’un bâtiment semblable à un entrepôt perdu dans l’anonymat moche des anciennes zones industrielles, les éclairages s’allument un à un, les couteaux sont aiguisés et les machines saturent bientôt l’atmosphère de leur ronron mécanique imposant et routinier. Et puis, à flots strictement contenus s’engouffrent, bœufs, vaches et ensuite porcs pour un dernier aller simple qui lès mènera vers leur « transformation » synonyme de « disparition » (quasi) complète. Le temps étant ici une donnée parfaitement objectivée, les étapes de mise à mort s’enchaînent avec une précision d’horloger pressé. Adroit, ferme et répété à l’infini, le geste résiduel laissé à la main de l’homme est entièrement inféodé au processus de production, pour une large part automatisé, et totalement asservi à des contraintes et cadences productivistes. Le flux animalier est géré selon des paramètres purement techniques. Mort par choc électrique administré manuellement pour les bovins contre basse besogne exécutée par d’infatigables machines sans état d’âme pour les porcs. Aussitôt suspendues, les carcasses empruntent des parcours presque similaires qui les feront passer, dans les délais les plus réduits, de l’état de créature vivante « entière » à celui « éclaté », d’une multitude de produits finaux… de consommation rapide. « Tout est bon dans le cochon » affirme un dicton de la sagesse populaire, mais sa « reconversion » semble davantage poser de défis « techniques » momentanés. Le stress morbide (mauvais pour la qualité des viandes paraît-il) est palpable chez ces animaux à l’entrée du « tunnel de la mort » et réclame parfois l’administration occasionnelle de quelques coups de bâton persuasifs, et leurs carcasses nécessitent un nettoyage/épilation avant découpe couteux en énergie et en eau. Vaches et bœufs paraissent eux s’acheminer paisiblement vers leur sinistre sort mais ici, c’est la méthode d’exécution décrite plus haut qui montre ses failles : certaines bêtes résistent au premier choc électrifié (et parfois au second !) et d’autres, de par leur imposante masse ne se prêtent pas aussi facilement à la phase délicate, mais essentielle au bon timing d’une chaîne de production « efficiente », celle de l’accrochage.

Se démarquant de toute inclinaison voyeuriste ou dénonciatrice (le triste sort des animaux façon docu-révélation à la GAIA) et consignant ses aspirations strictement esthétiques à l’intérieur de son projet thématique, la main au-dessus du niveau du cœur peut se prévaloir d’une belle originalité dont l’approche formelle « désincarnée » et volontairement distanciée vient renforcer le propos. L’abattoir, vu sous l’angle de la caméra de Gaëlle Komàr est une unité économique soumise à des contraintes de productivité comme toute les autres, et quand bien même la matière première est du « vivant ». Certains plans récurrents sont édifiant de vérité : flux entrant d’animaux encore en vie d’un côté de l’image et défilé mécanique des carcasses en route vers la découpe de l’autre ! De même, toute production industrielle générant inévitablement déchets et rebus, certaines images « statiques » de flots de sang, excréments, graisses (fondues), tripes et autres reliquats carnés rejoignent paradoxalement dans leur rendu sans fard l’esthétique volontairement  outrancière de quelques films fantastiques relevant du sous-genre « slasher ». Et mystère, que vont devenir les amoncellements triés avec soin de peaux de bovins à l’extérieur de l’entreprise ? Elément souple, malléable et multifonctionnel du dispositif productif, l’homme en est réduit à être le supplétif d’une chaîne imparfaitement automatisée mais qui maintient son rythme sans faiblir. L’entretien du lieu de travail et des matériels, la mise à mort des animaux, la découpe et le contrôle de l’ensemble demeurent de son ressort mais ne sont pas sans conséquences. Etouffés par le bruit généré par l’activité économique et les cris des bêtes, on n’y entend aucune parole qui soit audible ou intelligible pour le spectateur. Cadré au plus près du geste technique qu’il répète à l’infini, l’homme disparait pratiquement en tant que sujet autonome au profit de son alter ego productif, de la stricte partie du corps répétant peu ou prou les mêmes opérations. Malgré un processus de production « déshumanisé » à l’extrême, mais qui paradoxalement permet peut-être d’en supporter plus aisément l’évidente pénibilité et la difficile charge émotionnelle, le travail en abattoir a, (et c’est peu dire) mauvaise réputation, et ne crée guère de vocations, tout en en empêchant pas d’une certaine manière l’innovation technologique. C’est la deuxième partie, que l’on qualifiera de « parlante » de ce documentaire, un détour du côté d’un salon de l’alimentation ( ?), dans la partie consacrée au « matériels de boucherie ». On y disserte pas mal sur les problèmes et vicissitudes de ce secteur d’activité peu fédérateur mais l’optimisme est de mise devant les promesses offertes par une machine intelligente qui automatise  au maximum les opérations de découpe des carcasses de porc, qui nécessite, encore aujourd’hui un personnel nombreux et qualifié mais difficile à trouver et à garder. D’autres « merveilles de précision technologique » font entrevoir de façon fugace l’aboutissement de cette chaîne de production, autrement dit, une pléthore de produits de boucherie au degré de préparation plus ou moins élevé, mais tous conditionnés – sous vide – de manière plus où moins semblable, presque universellement aseptisée. Et sans que  plus rien dans le résultat final n’en rappelle l’origine. En industrialisant à l’écart l’activité de prédation (tuer pour se nourrir), l’homme s’est totalement débarrassé de sa contre partie morale (tuer n’est pas facile) et a même  fini par en faire disparaître toute trace de son imaginaire collectif.Enfin, c’est le retour à Droixhe où la journée touche à sa fin. L’invisible usine à produire de la chaire propre en quantité semble repue, le flux brut de matériaux vivants s’est tari, les corps sont fatigués et les machines ont besoin d’être refroidie. C’est l’heure, de la désinfection, du nettoyage et de la remise en ordre. Le blanc floconneux et immaculé des produits d’entretien s’est substitué à l’avalanche des couleurs mélangées de vie et de mort.Demain sera bientôt là.

 

Yannick Hustache – La Médiathèque