Accéder au contenu principal

COIN ROUGE, COIN BLEU un film de Alain Marcoen

Mercredi 01 Juin 2011

Les premières images du documentaire Coin rouge, Coin bleu se situent à l’intersection de ces histoires passées et récentes de nos villes. Des coins de rues, des maisons ouvrières, anciennes, la brique noircie, les trottoirs suant la pauvreté, mais des lieux hantés par un passé actif. C’est autour de ces zones urbaines-là que se perpétue, se transmet l’esprit de la boxe. On plonge vite dans les gymnases où l’on forme et entraîne les aspirants boxeurs. Rien de luxueux, mais il y a du monde, ça foisonne, de tous les âges et toutes les nationalités.

Je me souviens, il y a quelques années, avoir échoué dans un vieux bistrot de La Louvière. Il y avait au mur de vieilles affiches crasseuses d’anciens combats de boxes, très anciens, vestiges manifestement d’un âge d’or. Puis d’autres, actuelles, un peu minables, cheap. Quelques attablés peu distincts dans les fumées de cigarettes et cigarillos discouraient, échangeaient des souvenirs : la splendeur des salles, la qualité des combattants, la foule dense et en délire. En écoutant leurs histoires, j’apprenais qu’il avait existé un passé important de boxe aux heures de gloire industrielle de cette région et majoritairement porté par les populations immigrées.

Les premières images du documentaire Coin rouge, Coin bleu se situent à l’intersection de ces histoires passées et récentes de nos villes. Des coins de rues, des maisons ouvrières, anciennes, la brique noircie, les trottoirs suant la pauvreté, mais des lieux hantés par un passé actif. C’est autour de ces zones urbaines-là que se perpétue, se transmet l’esprit de la boxe. On plonge vite dans les gymnases où l’on forme et entraîne les aspirants boxeurs. Rien de luxueux, mais il y a du monde, ça foisonne, de tous les âges et toutes les nationalités. Des gamins, des adultes, des débutants, des amateurs, des aguerris, des filles et des femmes aussi. Un engouement surprenant. Des Arméniens, des Hongrois, beaucoup en provenance des pays de l’Est. Ça sent la transpiration. L’engagement est intense : les abdos, le travail sur l’endurance et la mobilité. L’apprentissage des frappes selon diverses figures de style mais, apparemment, en éliminant l’intention de faire directement mal. On frappe d’une certaine manière qui en fait un sport et non un règlement de compte, un exercice agréé en salle publique sur ring et pas un massacre dans une ruelle sombre. On se dit qu’au niveau de la gestion du choc, de l’impact, la nuance est peut-être mince ? Est-ce là que se niche le raffinement justifiant cette dénomination qui m’interpelle depuis toujours « d’art noble » ?

Il y a les fascinantes séances où ils boxent le vide, avec énergie, détermination, précision comme s’ils tabassaient un fantôme. Possédés. Scènes de possession. Toute l’agressivité sociale qui se défoule ? C’est bien de ça qu’il s’agit : visualiser l’ennemi, le voir même quand il n’est pas là, manière de l’intérioriser, de le manipuler mentalement, exercices pour faire monter l’adrénaline, à la demande. Quand il y aura devant un autre boxeur, quel qu’il soit, il doit prendre l’apparence de l’Ennemi. L’Insupportable, l’Obstacle, celui qui conduit à boxer le vide, comme un fou. La sueur jaillit en gerbes. Le documentaire montre surtout la discipline sévère, les régimes, les renoncements. Et les rituels qui rendent possible de consacrer son temps, ses heures de liberté, à combattre, à vouloir affronter l’ennemi sur un ring.

On se pose beaucoup de question : pourquoi ? pourquoi la boxe ? pourquoi le combat ? Quelles sont les motivations réelles, les objectifs concrets ? Quel est le rêve, la nature du rêve que l’on touche ainsi au fond de ses gants de boxe ? Le film effleure certaines eaux troubles mais sans rien éclaircir, à chacun de sentir, penser selon les images. Ainsi du lien avec le monde de la nuit, les paillettes, l’apparat kitsch, les filles, l’ambiance autour des cordes. La confrontation brutale, codée, avec l’autre, permanence d’une composante importante de notre nature primaire ? La victoire brutale sur l’autre, à la force, à la stratégie animale des poings ? Ce qui me frappe, et c’est une constance dans le sport, est l’importance des personnes qui entourent le sportif. Le coach direct, le patron du club, quelques proches qui se sont investis pour faciliter l’engagement et les sacrifices du sportif. Comment ils vivent à travers lui. Le couvrent de conseils, lui montent la tête, gèrent son moral, son adrénaline. Comme s’il n’était qu’une marionnette ne connaissant rien et qu’eux disposent de la science du combat à lui infuser par les cris, les signes, les sermons, les embrassades… La caméra sort un peu des salles pour les voir s’entraîner dans la vie de tous les jours, faire leur jogging dans les rues en bord de Meuse (Liège). On revient en surface, on croit avoir jeté un œil sur un monde souterrain d’amateurs, mais non, c’est la boxe professionnelle belge. Et on n’en vit pas, il vaut mieux avoir un autre petit boulot pour faire bouillir la marmite ! Monde de la débrouille où il faut taper pour garder une place.

Pierre Hemptinne (La Médiathèque)