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UN MONDE ABSENT un film de Ronnie Ramirez

Mercredi 01 Juin 2011

Lorsqu’au début des années 2000, le réalisateur belge né au Chili Ronnie Ramirez (Santiago du Chili, 1971) part tourner dans le sud de son pays d’origine, dans la région d’Aysén, en Patagonie chilienne, le film qu’il en ramène est tout sauf exotique et touristique. Cadrant paysages (naturels, dénaturés, urbains, industriels… ) et gestes et paroles des hommes et des femmes qui y vivent (bucheron, ouvrières et ouvriers, activistes, animateurs de radios libres… ), si son film est politique il évite cependant l’écueil fréquent d’un cinéma militant trop « sloganesque », manichéen et étriqué. Particulièrement attentif au sonore et très subtil dans les transitions à la fois claires et organiques de son montage (monteuse : Michèle Maquet), il réussit plutôt à dresser la géographie – physique et humaine, politique et économique – d’une région en mutation forcée ; aussi dans ce que cela implique comme réalités apparemment non directement liées entre elles (et dont le cinéaste arrive à suggérer en quoi elles ne sont pas aussi disparates et déconnectées qu’elles n’y paraissent).

Vivant à 45° de latitude sud, dans une partie du pays qui n’est même plus reprise sur les cartes météo de la télévision nationale, les Patagons – notamment les plus jeunes – se sentent oubliés et isolés, encerclés par les montagnes environnantes, dans une ville et un hinterland qui « n’a rien à offrir à part de la pluie ». Pourtant, très loin de chez eux, beaucoup plus loin qu’à Santiago, des « gringos » connaissent l’existence de leur région et planifient à distance son développement et sa marche vers le « progrès ». Tout d’abord, la multinationale d’origine espagnole Pescanova y a installé une usine de poisson surgelé. Mais, laminées par l’épitrochléite (la « tendinite des golfeurs »… ou des ouvriers à la chaîne lobotomisés par la répétitivité des gestes), les ouvrières doivent s’y arrêter quelques septante secondes toutes les heures pour exécuter, sans quitter leur place en bord de tapis roulant, une série d’exercices forcés de gymnastique préventive. Pendant que dehors, autour des bassins et des viviers, leurs tout jeunes homologues masculins ont le regard absent, les yeux rongés par la fatigue, l’alcool et l’humiliation des chefs. Puis, il y a les ingénieurs de la multinationale d’origine canadienne Noranda (siège social aux îles Caïman, paradis fiscal oblige) qui ont imaginé le gigantesque projet Alumysa (trois barrages et une unité de traitement de l’aluminium), copié/collé à l’identique d’une usine déjà installée… dans un fjord de Norvège. Pour la prise en compte des spécificités locales, on repassera…

Dans ce contexte dur (par exemple les violences d’une police non « dé-pinochetisée » à la fin de la dictature), Ronnie Ramirez filme aussi ceux qui, quasi seuls (un père et son fils, derniers habitants d’une vallée) ou plus collectivement (l’Association des familles de victimes d’Aysén), ont décidé de ne pas plier aussi facilement que certains le souhaiteraient, de ne pas se taire. À ce jour, Un monde absent reste cependant son dernier documentaire en pellicule 35mm. Très marqué par les expériences des télévisions communautaires de la révolution bolivarienne du Venezuela, à la belle image et au « relais de parole » d’alors, il préfère, aujourd’hui, donner les moyens – notamment par des ateliers vidéo – aux sans voix de faire leurs propres films, de porter leurs propres discours.

Philippe Delvosalle (La Médiathèque)