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Nous n’étions pas amis

Lundi 08 Avril 2013

Les souvenirs d’enfance sont des objets délicats, ils fascinent par leur distance, leur mélange de flou et de certitude. Souvent ils se révèlent incomplets, ou incorrects, voire en partie inventés. C’est une photographie qui sert de point de départ à ce film. Elle montre une scène classique, un portrait de classe, dans une école du Congo en 1964. On y voit la réalisatrice, Marie-Anne Thunissen, à 9 ans, entourée de ses camarades de classe. Elle est blanche, sa mère est institutrice dans cette école de Moerbeke-Kwilu, à 300 km de Kinshasa, ses camarades sont en majorités noirs. Quarante ans plus tard, une question se pose et la réponse contredit la photo : Nous n’étions pas amis. Ce qui manque à cette image, c’est la distance entre ces enfants, ce qui faisait alors que, bien qu’élève d’une même classe, ils se séparaient après les cours, et rejoignaient deux mondes différents, totalement distincts.

À partir de ces interrogations - Pourquoi n’étions-nous pas amis ? Pourquoi n’allions-nous jamais visiter la maison de l’autre ? – la réalisatrice construit deux films en un seul. Elle se rend sur place pour retrouver ses anciens condisciples et comprendre à la fois son passé et leur présent. Elle cherche à trouver le pourquoi de cette séparation dans l’organisation de la vie alors, centrée autour de la plantation de canne à sucre et de l’usine installée par les belges, autour de l’école et de l’hôpital, qui formaient le noyau de la petite communauté coloniale de Moerbeke. Elle y découvre, en plus des « petits blancs » et des « indigènes », une autre classe sociale, dont elle n’avait pas compris la signification à l’époque, celle des « évolués ». Ce sont les enfants des cadres et des travailleurs méritants de l’usine qu’elle côtoyait sans les côtoyer, et eux-seuls. Ces enfants noirs, destinés à devenir les futurs administrateurs de l’usine, de la région, du pays, étaient eux-aussi séparés des autres enfants. Pour leur parents, les « évolués », fréquenter les blancs, travailler pour l’usine, était le début d’une ascension sociale, mais aussi une distance prise par rapport aux autres congolais. Ils vivaient, eux-aussi, en marge du pays. Ni totalement acceptés par les blancs qui, bien que tous originaires de milieux sociaux distincts et de niveau hiérarchique différents, se considéraient tous au-dessus des noirs, ni totalement appréciés par les autres noirs, qui les considéraient comme des privilégiés, ils vivaient dans un quartier distinct de la « cité ».

C’est ici que le flou du souvenir intervient, et que la mémoire des uns contredit celle des autres. Chacune des personnes que la réalisatrice interroge se remémore  cette époque différemment. Les uns se souviennent de bagarres rangées entre les enfants du quartier et ceux de la cité, d’autres ne se rappellent pas, ou parlent de jeu commun, séparés des blancs. Les uns gardent aujourd’hui encore une amertume, un ressentiment, de cette ségrégation entre les coloniaux et eux, d’autres l’ont oubliée. Les premiers parlent d’un mélange impossible comme l’huile et l’eau, d’une peur réciproque. Les africains craignaient que les blancs ne les envoûtent, ou ne les transforment en blancs. Les blancs ne veulent plus parler de cette époque. Une partie encore, par nostalgie peut-être pour des temps moins durs, ne voient plus que les bons côtés de cette période. En restant hors-cadre, et en évitant tout commentaire, sinon pour admettre la défaillance de son propre souvenir, Marie-Anne Thunissen laisse planer le doute et l’incertitude, sans doute ne sauront nous jamais ce qu’était vraiment la vie alors. Les avis se multiplient, les récits s’enchaînent, le portrait s’étoffe mais ne sera jamais complété.

Il en sera de même pour le présent de ses anciens camarades de classe, et surtout pour leur avenir. Bien des choses ont changé dans la région et les ex-privilégiés sont confrontés aux difficultés qui accablent tout le Congo. L’état des lieux est sévère : chômage, crise économique, dépression, malaise. S’ils restent des cas particuliers, la situation entière du pays les a rattrapés et beaucoup d’entre eux doivent lutter pour survivre avec le strict minimum,  leur ascension sociale a été stoppée net, et leur avenir est tout sauf assuré. Là encore Marie-Anne Thunissen laisse la parole à ses anciens camarades, pour donner du Congo d’aujourd’hui une vision à hauteur humaine, en dehors des statistiques et des analyses. À travers de longs plans muets sur le travail, sur les gens, elle montre des destins, des vies, qui se passent de commentaires.

 

Benoit Deuxant, Point Culture