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Dominique Henry, Vincent Detours, D’un monde à l’autre / Gaël Turine photographe

Lundi 30 Septembre 2013

C’est lorsqu’elle se pratique avec sérieux, et donc avec art, que la photographie documentaire interroge peut-être le plus gravement ses présupposés. Une manifestation telle que Visa pour l’Image l’atteste sans doute à son corps défendant, qui, chaque année, émet l’hypothèse d’un festival de photojournalisme.

Face à la misère qui s’affiche, spectaculairement offerte, pour peu que l’admiration ne soit pas totale, le malaise est violent. Le beau et le terrible, Rilke l’a mieux dit que quiconque*, loin de se repousser, avancent sur les pas l’un de l’autre. Et ceci n’est qu’un des multiples enjeux éthiques que porte en lui le photographe de presse. Aussi, parce que c’est une chose d’en avoir conscience, et encore une autre de l’assumer, que c’est un mal nécessaire, le travail de Gaël Turine, en noir et blanc pour l’essentiel, tient entre ces deux abîmes : exhibition et effacement. Une digne photographie serait peut-être ceci : elle n’éluderait pas seulement l’œil qui la met au monde, ne révélant de celui-ci que sa sensibilité comme une transparence décisive, elle ferait de même pour ce qu’elle retient, ménageant à l’image son propre espace de retrait. Cependant, l’heure est à l’actualité totale, au visuel exacerbé. La photographie fait vieille déjà, elle date. Dans un contexte socio-économique hostile, Gaël Turine continue à la pratiquer avec une exigence qui lui fait honneur. C’est dire qu’il doit circuler entre des sphères a priori incompatibles, au carrefour de forces économiques inégales. Qu’y a-t-il de commun entre ses éventuels acheteurs, galeristes, éditeurs, journaux, et ceux dont il se fait l’intercesseur, ceux-là dont il a désormais, en mémoire et sur papier, la pleine responsabilité ? C’est sur cette conscience extrême que quelque chose passe à travers lui, en dépti du reste, à travers ses photos. Et cette conscience rejoint alors l’œil de chacun, se révèle contaminante. Cette idée se retrouve dans le titre du documentaire consacré au photographe, D’un monde à l’autre. C’est toutefois une approche sommaire et très ponctuelle. Gaël Turine est suivi sur quelques-uns de ses sites d’enquête – une mine en Bolivie, Kaboul ou un chantier érythréen -, et sur quelques-uns de ses lieux de négociation : la rédaction d’un journal belge, la scène d’un musée, la table d’un infographe. Pas question de regarder par-dessus son épaule, on ne tente pas de le doubler, de l’entendre, de le prendre en défaut. On l’observe de loin, opaque, réservé, tout entier dans ses actions. La réflexion naît alors dans l’image, à partir d’un différentiel entre le rendu débraillé de la vidéo et celui, intense, pensé, construit, de la photographie. En cela se résume l’intérêt du documentaire. Ce que la caméra filme, sites, faits, personnes, la photographie le fond au noir. C’est dans cette frange d’ombre, dans cette perte rendue visible et donc en négatif, que se profile la figure du photographe.

Catherine De Poortere

* « Car le beau n'est que ce degré du terrible qu'encore nous supportons et nous ne l'admirons tant que parce que, impassible, il dédaigne de nous détruire. » Rilke, Première Élégie de Duino