Krone: l'Autriche entre les lignes - Nathalie BORGERS (Belgique - 2002)
Chaque pays possède un ou plusieurs journaux de ce genre, un peu douteux, mais très énergiques, méprisée par les intellectuels, mais défendu bec et ongles par son lectorat. Souvent controversés, parfois carrément indéfendables, ils représentent la presse populaire, ou plutôt sa version populiste. C’est pour certains une lecture un peu honteuse, pour d’autre l’expression de ce que tout le monde pense tout bas.
Malgré leur succès, ce sont généralement des journaux mineurs que personne ne prend vraiment au sérieux. En Autriche c’est au contraire le quotidien le plus populaire du pays et le plus lu au monde par tête d’habitant. Le Kronen Zeitung, avec ses 2,7 millions de lecteurs, représente 43% du marché autrichien de la presse écrite. S’il se dit apolitique, ce journal centenaire est toutefois proche des milieux conservateurs, voire de l’extrême-droite de Jörg Haider (en son temps). Les thèses qu’il défend sont avant tout traditionalistes, pour ne pas dire rétrogrades, mais elles flirtent bien plus souvent franchement avec la xénophobie et l’antisémitisme. Parler de thèses est sans doute un grand mot puisque comme souvent dans ce genre de publication l’accent y est avant tout mis sur l’émotion et non sur le débat, la réflexion. Le journal flatte les instincts les plus réactionnaires de ses lecteurs : la peur de l’autre (l’étranger au dehors, et à l’intérieur l’immigré, le marginal), l’inquiétude sécuritaire, le sentiment d’impuissance du citoyen moyen face à l’état, le rejet de la complexité et le mépris des nuances. Pour faire face à une époque condamnée comme décadente et perdue, et à une société vue comme corrompue, trahie par ses élites, vendue au multiculturalisme, il développe l’image nostalgique d’une Autriche paisible, prospère, une Ur-Autriche d’avant la chute, paradis terrestre bucolique et heureux, Éden alpin fictif, préservé des affres de la modernité. Le style populiste, « proche des lecteurs » a valu au journal un lectorat fidèle, voire fanatique. Son abondant courrier des lecteurs est une de ses rubriques les plus importantes, avec ses pages dédiées aux amis des animaux. Le reste du sommaire se partage entre le sport, le programme télé, l’horoscope, la chronique catholique (« 50 lignes avec Dieu »), la correspondance de son ombudsman autoproclamé et la page « voisine de palier », présentant, court dévêtues, des « filles bien de chez nous ». Mais l’essentiel du pouvoir de ce journal qui se veut pourtant indépendant, au-dessus des partis, est son influence sur la politique autrichienne, et son impact non seulement sur les élections mais plus largement sur la vie du pays, n’hésitant pas à se livrer à d’impitoyables assassinats politiques (par écrit en tout cas) des personnalités qu’il désigne comme indignes ou fautives : les politiciens de gauche, bien sûr, rouges et verts, mais aussi ceux qui dans sa propre famille conservatrice s’écartent de la voie fixée par le patron, Hans Dichand, comme étant la voie voulue par la majorité de la population. Mais ce sont avant tout ceux qui iraient jusqu’à contester le pouvoir du journal qui sont les plus visés par les quolibets, les rumeurs, les attaques. S’il se défend d’avoir ce pouvoir, Hans Dichand sait qu’il peut faire la pluie et le beau temps en Autriche ; son journal bénéficie d’un monopole de fait dans l’impression et la distribution, une concentration – encouragée par ses amis politiques - qui étouffe toute concurrence mais surtout toute voix dissidente, toute contestation. Le Kronen Zeitung, le « journal qui aime le plus les animaux », a donc toute latitude pour imposer une propagande réactionnaire défendant les valeurs patriotiques, religieuses, immobilistes, de la frange nationaliste et traditionaliste du pays. Bien sûr selon le directeur, il ne s’agit que de suivre l’opinion publique de la majorité, même s’il avoue qu’il lui arrive souvent de la précéder.
Benoit Deuxant- PointCulture
PS - Après la diffusion par Arte de ce documentaire, la chaîne a disparu des pages télévision du Krone.