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Au gré du temps (Dominique LOREAU, 2006)

Vendredi 22 Août 2014

Il ne faut pas plus d’une heure pour assister à la naissance et à la mort de trois œuvres de Bob Verschueren. En vrai, il faudrait un peu plus longtemps, quelques jours, une semaine peut-être, guère davantage. Car il s’agit d’un art de l’éphémère prenant chair et souffle dans un temps et un lieu déterminés. Au gré du temps le suit dans son travail : déblaiement d’un terrain vague, installation de roseaux sur une plage, pommes crues étalées sur le sol d’un préau.

 

L’artiste se profile tour à tour en jardinier, en maçon, en éducateur, en saltimbanque… L’homme qui endosse ses rôles est une présence anonyme que ses actions effacent, une présence sans contours, une anomalie du paysage. Quoique ses initiatives ne dénotent pas de l’ordinaire et soient fort bien exécutées, elles heurtent l’évidence par le fait qu’elles ne rencontrent aucun but, aucune nécessité. Les lieux investis de cette façon, bien qu’eux aussi parfaitement identifiables, prennent un caractère insolite. On ne peut guère que les sonder, comme s’ils étaient le décor d’un drame qu’on ne saisit pas, se demander ce que l’on regarde, ce qu’on attend. L’attention divague, privée de repères, au gré d’événements infimes. A ce spectacle dont on n’a pas la clé, à cet entêtement buté, on est tenté de fausser compagnie. Un montage alterné renforce cette impression. Et puis, la caméra semble héler le spectateur, le tirer vers les bords du cadre, lui proposer de franchir le pas…

Un regard vierge, une oreille flottante, tous deux propices à l’étonnement, et renvoyant à une forme idéale de l’attention, on les retrouve tout au long du film, portés par une succession de badauds, hommes, femmes, enfants, animaux, passant là par hasard et saisis dans le vif de leur curiosité. Ainsi l’absence de commentaire oral se complète-t-elle nécessairement, lorsqu’elle suscite une interrogation, d’une profusion de commentaires optiques et sonores. Car le surgissement de l’inexplicable dans la vision ne peut se satisfaire de la première réponse venue, fût-ce d’une personne avertie, il n’ne faut aucune ou il en faut plusieurs, il faut dériver, sous peine d’être déçu. A charge du film, non pas d’expliquer, mais de s’en faire l’écho. Les tableaux se succèdent sans commentaires. Et peut-être vaut-il mieux ne rien savoir, n’avoir aucune idée des intentions, du chemin à suivre, du panorama, du sens de ce qu’on nous montre, pour que le temps accomplisse sa mue.

Bob Verschueren et Dominique Loreau, le plasticien de l’éphémère et le cinéaste, ont en commun de ne pas concevoir, à proprement parler, d’objets. C’est une banalité de le dire et cependant, ce qu’ils font, c’est de méditer sur le temps. Etiolement, pourriture, envol, traces, vent, écoulement : autant de figures qui se déclinent dans les choses et dans les images, sensuellement et dans l’esprit.

Mobilisant ce qui se trouve sur le terrain, débris en tous genres, pierres, ferraille, végétations diverses, carcasses, les installations de Bob Verschueren connaissent la dégradation accélérée de leurs fragiles composants. Si grande est leur vulnérabilité qu’on finirait par ne plus les considérer que sous l’angle de la finitude, n’était leur lente élaboration qui, en vérité, permet de redéfinir leur existence.

Le cinéma s’écoule et conserve, consume et retient, tandis que le montage assume le rapport essentiel que la durée noue avec l’éphémère. Les longs plans séquences qui, d’un lieu à l’autre et par fragmentation des œuvres, composent le film, portent au mieux leur message. Un siècle peut se loger dans une seule minute, l’heure habite la seconde : l’éternité migre à l’intérieur de l’éphémère comme si chaque œuvre, dans le laps de temps qui lui était imparti, en détenait une part.

Leur milieu et leur vie brève naturalisent ces rêveries. Mais l’inverse est aussi vrai. Amalgamées à la vie du paysage, elles « réenchantent » le réel, pour employer un terme à la mode, constituent de possibles hétérotopies.

Catherine De Poortere - PointCulture