La Vie d’un lecteur au temps de la fin du livre (Luc JABON, 2004)
Un petit garçon reçoit des mains du rabbin son prénom à lécher, celui-ci ayant été tracé en lettres de miel. Le même sort nourricier est réservé au mot « maman » écrit à l’aide de nic-nac, mythique alphabet de biscuits secs. Ces images ne font qu’illustrer ce qu’on sait déjà, lire, comme toute activité intellectuelle, est autant affaire de corps que d’esprit. De même, il arrive que de simple loisir la lecture devienne un mode de vie. Cela reste néanmoins assez rare, voire de plus en plus rare.
Luc Jabon, scénariste et documentariste belge né en 1948, ne prétend pas faire le travail d’un sociologue. En cinéaste épris d’images et de mots, il préfère nous donner accès à l’intimité livresque d’une poignée de lecteurs choisis pour leur radicalité et qui, peut-être, lui ressemblent. Centré sur quelques individus, l’angle d’approche ne permet pas de spéculer sur ses intentions. On croit cependant y déceler le plaisir de se retrouver entre soi, de se sentir à part, car les lecteurs, êtres solitaires par excellence, ne font pas communauté. Quoi qu’il en soit, le film se déroule à huis-clos. On s’étonne que si peu de place soit laissée à l’hésitation, à l’aveu spontané, au dédit et même au silence. On a l’impression d’avoir là quelque chose d’un peu trop écrit pour un documentaire, plutôt donc une série de tableaux qu’une enquête. Les intervenants – des hommes pour la plupart, les femmes faisant plutôt figure de récipiendaires - s’exhibent tantôt chez eux devant leur bibliothèque, dans une chambre, un salon, un grenier, tantôt à l’extérieur ou sur un balcon. De ces cadrages excessivement resserrés ressortent des rapports singuliers avec les livres, des comportements, des manies, des rituels, des postures, des usages personnels. D’une passion élevée à sa plus haute intensité, c’est une vision complice mais à peine incarnée, quelques lubies ne suffisant pas à dépeindre un personnage, encore moins une personne.
De la fin du livre il ne sera pas autrement question. On est du côté de ceux qui lisent : il faut entendre que l’apocalypse se produit précisément là où la caméra ne s’aventure pas. Mais, ce qu’on ne nous donne pas à voir hante l’image. D’inoffensifs et de calmes qu’ils nous paraissent au début, les appartements saturés de bibliothèques se chargent d’un malaise. Est-ce de les savoir fragiles, menacés ? Ou, au contraire, de les trouver trop calfeutrés, trop repliés sur eux-mêmes ? C’est qu’il y a ici comme une légère disproportion. Des brèves incursions dans une école, dans un théâtre et dans une prison ne suffisent pas à contrebalancer le caractère exclusif et volontiers privé qu’on prête ici à la lecture. Plaisir secret, plaisir égoïste ? Cela se peut, mais de le voir aussi complaisamment affirmé nous heurte. Qu’en est-il des clubs de lecture et, pour conjurer la fin du livre, du succès éclatant des forums de lecteurs sur internet, sans parler de celui des fan fiction ? Manque au tableau cette notion de partage que tout lecteur enflammé par ce qu’il vient de lire connaît bien : le besoin irrépressible de raconter à son tour, de rallier les autres à sa passion.
Catherine De Poortere - PointCulture